ENTRETIEN. Sékou Falil Doumbouya, expert en négociations commerciales, analyse pour Financial Guinea les enjeux du nouveau protectionnisme, ses impacts sur la Guinée et les perspectives du commerce international.

Sékou Falil Doumbouya est directeur de Grades-Consulting, membre du comité de politique monétaire de la Banque Centrale de la République de Guinée (BCRG) et ancien premier conseiller économique et financier du Président de la République.
1. Quel est, selon vous, l’objectif principal poursuivi par Donald Trump en décidant d’augmenter les droits de douane ?
Selon les déclarations et les actes de Trump, on peut dire que l’objectif principal qu’il poursuit en décidant d’augmenter les droits de douane est de réduire le déficit commercial des États-Unis et de protéger les industries américaines face à ce qu’il considère comme une concurrence déloyale, en particulier de la part de la Chine. Ce type d’objectif est soutenu par ce que les économistes du commerce appellent l’émergence du nouveau protectionnisme. Ce protectionnisme repose sur trois perceptions :
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La première est la crainte que le commerce contribue à l’inégalité au sein des pays, même s’il les aide à se développer.
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La deuxième est que le commerce est perçu comme risqué : lorsqu’un pays dépend d'autres pour des produits essentiels (médicaments, minéraux, semi-conducteurs…), il peut craindre que des chocs externes, naturels ou politiques, le privent de l’accès à ces ressources.
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Enfin, la troisième est que, loin d’être un avantage pour tous, le commerce est vu comme une source de rivalité qui modifie les rapports de force industriels et économiques.
2. Quels sont les effets attendus de cette mesure sur l’économie américaine et ses entreprises ?
Trump et les autres promoteurs du nouveau protectionnisme comprennent bien les mécanismes économiques en jeu, indépendamment de la génération de recettes fiscales :
(i) des droits de douane élevés diminuent le pouvoir d’achat des Américains en augmentant les prix intérieurs ;
(ii) des prix plus élevés peuvent réduire la demande intérieure, et donc mondiale, si la demande américaine est significative ;
(iii) il existe un risque de représailles de la part des pays affectés ;
(iv) une hausse ponctuelle des prix intérieurs due aux droits de douane ne provoque pas nécessairement de l’inflation, sauf si une spirale prix-salaires est déclenchée.
Cependant, ils espèrent que l’augmentation des droits de douane et d’autres mesures protectionnistes permettront de répondre aux trois craintes sous-jacentes évoquées dans la première question. Ils considèrent que le protectionnisme n’est pas la solution idéale, mais qu’il constitue une réponse de second rang en l’absence de solutions optimales.
3. Comment cette politique est-elle susceptible d’impacter les relations commerciales entre les États-Unis et leurs partenaires, notamment la Chine, l’Union européenne ou encore les pays du Sud ?
Cette politique affecte clairement les relations commerciales entre les États-Unis et leurs partenaires — notamment la Chine, l’Union européenne et les pays du Sud — tous membres de l’OMC. Les tarifs réciproques imposés par les États-Unis vont à l’encontre du principe de la Nation la Plus Favorisée (NPF) de l’OMC, qui interdit toute discrimination tarifaire entre les membres, sauf dérogation. Ces tarifs dépassent également les plafonds consolidés dans les engagements américains à l’OMC.
En réponse, plusieurs partenaires (comme la Chine) mettent en place des contre-mesures. On entre alors dans une logique de guerre commerciale, où les intérêts nationaux priment sur les bénéfices du commerce multilatéral.
4. Quelles répercussions cette orientation protectionniste pourrait-elle avoir sur les économies africaines, notamment en matière de commerce, d’emplois ou d’investissement ?
Le protectionnisme ne date pas de Trump. Depuis la crise de 2008, les données du Global Trade Alert montrent une hausse des mesures protectionnistes. L’élasticité du commerce par rapport au PIB, qui était de 2,5 entre 1991 et 2000, est tombée à environ 1 depuis 2009.
L’African Growth and Opportunity Act (AGOA), mis en place par les États-Unis en 2000, est une dérogation au principe NPF permettant un accès préférentiel aux produits africains. Mais les récentes hausses tarifaires imposées par Trump neutralisent ces avantages : des pays comme le Lesotho, Madagascar, Maurice, le Botswana ou l’Afrique du Sud se voient imposer des droits de 30 % à 50 %, affectant des secteurs stratégiques (textile, automobile, agroalimentaire) et menaçant de nombreux emplois.
De plus, le détournement des exportations chinoises vers d’autres marchés, en raison des barrières américaines, pourrait inonder l’Afrique de produits à bas prix. Cela aurait un impact sur les chaînes de valeur et les producteurs africains liés à l’industrie chinoise.
5. Dans le cas particulier de la Guinée, peut-on avoir une idée du nombre d’entreprises ou de secteurs potentiellement concernés par cette hausse des droits de douane ?
Il est difficile de répondre précisément à cette question, car la Guinée, comme de nombreux pays africains, ne dispose pas encore de statistiques commerciales ventilées par caractéristiques d’entreprise.
6. Quels effets cette décision pourrait-elle avoir sur les exportations guinéennes, les importations de produits américains, ou l’attractivité du pays pour les investisseurs ?
À court terme, la suspension de la Guinée du programme AGOA (en 2022, suite au coup d’État) limite les effets directs. Depuis 2022, les produits guinéens sont soumis aux tarifs NPF américains (3,1 % pour les produits agricoles, 5 % pour les produits non agricoles). Les nouveaux tarifs de 2025 atteignent 10 %. Toutefois, les exportations guinéennes vers les États-Unis restent faibles, concentrées sur l’artisanat et les diamants.
En revanche, la Guinée exporte massivement de la bauxite vers la Chine, l’UE, les Émirats arabes unis et l’Inde. Or, ces pays transforment la bauxite en aluminium pour le secteur automobile, les batteries, ou encore les panneaux solaires, une partie étant ensuite exportée vers les États-Unis. Si la demande américaine baisse, cela pourrait provoquer une baisse des prix mondiaux de l’aluminium — et donc de la bauxite. Cela impacterait les recettes des sociétés minières opérant en Guinée, ainsi que les revenus de l’État.
7. Selon vous, les pays africains devraient-ils envisager des politiques de protection économique, ou au contraire maintenir leur ouverture au commerce international ?
La réponse n’est pas binaire. Les pays africains poursuivent généralement trois objectifs dans les réformes commerciales : un marché efficace, un marché stable et fiable, et un marché inclusif. Pour cela, ils disposent de trois instruments :
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La libéralisation, pour favoriser la concurrence.
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La réglementation, pour éviter les crises (stabilité) et protéger les consommateurs (fiabilité).
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Les politiques de développement de capacités, pour inclure les acteurs locaux (producteurs, consommateurs) marginalisés.
Cependant, trois défis se posent :
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La sensibilisation sur le rôle des trois instruments susmentionnés.
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Les tensions entre les instruments eux-mêmes.
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Le choix de la bonne séquence d’application : commencer par la libéralisation ou par lerenforcement des capacités réglementaires ou par le développement des capacités. Le fait de commencer par le développement des capacités (avant la libéralisation) est parfois interprété comme un acte de protectionnisme.
Il n’y a pas de solution de séquençage unique : chaque pays doit trouver son propre équilibre ou sa propre séquence entre les instruments. Le système commercial international peut jouer un rôle en facilitant la coopération sur ces enjeux.
8. Enfin, quelles leçons cette décision permet-elle de tirer en matière de stratégie commerciale et de souveraineté économique dans un contexte de tensions mondiales ?
Indépendamment de la validité des arguments protectionnistes ou de l’efficacité de ces mesures, cette situation met en lumière les tensions géopolitiques actuelles. Les rivalités entre grandes puissances, notamment les États-Unis et la Chine, ne sont plus gérées via l’OMC, dont l’organe d’appel est bloqué depuis plusieurs années.
Il est légitime de se demander s’il ne faut pas revoir le principe de la Nation la Plus Favorisée, pour y introduire davantage de réciprocité. Faute de solution multilatérale, les pays africains pourraient renforcer leur intégration régionale — notamment en accélérant le passage de la ZLECAf en union douanière — et négocier ensuite des accords bilatéraux avec les grandes puissances (États-Unis, Chine, UE).
Propos recueillis par
Ousmane BAH